Paul, c'est Olivier Adam, l'auteur. Roman autobiographique. Le style est parfois terne, très répétitif, accumulant les accumulations, les pavés de paragraphes plus ou moins digestes... Les leçons sociales convenues, etc.
Mais, sur le fond, certains passages sont lumineux... Les angoisses, le retour sur une vie qu'on a voulu réussir mais, au final, l'a-t-on réussie ? Je me suis reconnu à plusieurs reprises dans la vie de ce narrateur deux ans plus âgé que moi, qui a vécu les mêmes événements, les mêmes exploits sportifs sur le Tour de France, qui a écouté la même musique (Simple Minds, U2, et oui !) Très troublant...Le livre n'apporte pas de réponse mais pose de nombreuses questions.
"Depuis que nous étions séparés Sarah resplendissait, quelque chose en elle semblait libéré d’un poids, et il fallait bien que je me résolve à accepter que ce poids, c’était moi. Ce n’était d’ailleurs pas très difficile à comprendre. Toutes ces années, je n’avais pas été un cadeau, je n’étais pas un type facile, tout le monde s’accordait à le dire. "
"Inexplicablement, ma mémoire s’allumait le jour où ma grand-mère était morte. J’avais dix ans. Ma mémoire s’ouvrait ce jour-là, exactement, où pour la première fois quelqu’un disparaissait autour de moi. « Elle n’est plus là », m’avait dit ma mère pour m’annoncer la nouvelle. Je venais d’entrer dans la cuisine, encore en pyjama, et elle était là, blême et le regard perdu, vêtue d’un manteau qu’elle n’enlèverait pas de la journée, comme si désormais le froid l’avait envahie pour toujours, comme si la mort de sa mère l’avait remplie de neige à jamais."
"Moi non plus je ne savais pas. Sans doute parce que je l’écoutais. Il en allait ainsi depuis toujours, sans que j’y puisse quoi que ce soit. Les gens se confiaient à moi sans raison particulière, tout le monde me foutait sa vie entre les mains, ce qui mettait Sarah hors d’elle, « à la maison c’est impossible de te parler plus de trois minutes, disait-elle, au bout de deux phrases on te sent ailleurs mais dès qu’on sort dehors c’est parti, les gens te racontent leur vie et tu les écoutes gentiment. Mais merde, ils sont si intéressants que ça ? Ils sont plus intéressants que nous ? »."
"Il n’y avait qu’une seule vie. Et j’avais toujours été incapable de la vivre vraiment. Au final j’avais choisi de contourner l’obstacle. "
"Sous le bistrot, il y avait une cave. Jérôme y avait installé une platine reliée à des enceintes, des spots rouges et verts, des projecteurs de jardin sur lesquels étaient posées des gélatines. Il avait récupéré une ou deux banquettes, des tables basses. Punaisé au mur des photos de Madonna, U2, Cure et Simple Minds. Il avait même suspendu une boule à facettes au plafond. C’est là que se tenaient les boums. Bimensuelles. Puis hebdomadaires. Là que je passais des soirées collé aux platines, timide, emprunté, tandis que les autres dansaient. Là que je projetais d’inviter à danser Nathalie, Caroline ou Céline à l’heure des slows, Scorpions Eagles George Michael, sans jamais oser finalement, sans jamais aller assez vite, de toute façon elles se retrouvaient toujours dans les bras de Stéphane, ou d’un autre, qui finirait par les embrasser et « sortir » avec elles pendant une semaine ou deux, avant de « casser » et de les laisser éplorées et toujours un peu amoureuses."
"Se plaindre d’écrire, des difficultés qu’on rencontrait en composant un roman, des affres de la création et des souffrances associées m’avait toujours paru tout à fait indigne. Indécent, même. Rien ne m’agaçait tant que d’entendre à la radio des écrivains se plaindre de leur sort, étaler leur souffrance au « travail ». Si tu souffres tant que ça, fais autre chose, avais-je envie de leur répondre. Et dans mon crâne j’imaginais mon père brûlant de les envoyer à la mine afin qu’ils comprennent ce que bosser voulait dire."
"Tu sais, moi, le monde, j’ai pas besoin de lire des romans, de regarder des films pour savoir à quoi il ressemble. Moi, le monde, j’ai les deux pieds dedans, et je peux te dire qu’il a bien l’odeur de merde que tu décris dans tes bouquins. Seulement, toi tu écris ça tranquille les pieds dans le sable, sans mettre les mains dans le cambouis, sans te les salir même, ah je t’imagine bien sur ton transat avec ta clope et ton ordinateur à gloser sur les malheurs du monde, la violence de notre société, la dure vie des laissés-pour-compte, des fragiles, des sans-grade. Je te vois bien faire ta pause en allant nager un coup au bout de ta rue qui s’échoue dans la mer comme je t’ai entendu le dire l’autre matin chez Pascale Clark. Oh tu sais faut pas croire, j’en connais un rayon sur toi. Évidemment si tu n’étais pas qui tu es je ne saurais rien, je ne saurais même pas que tu existes, je lis presque rien et puis franchement c’est toujours pareil, quand on tape ton nom dans Google on voit bien que dans ton milieu on te connaît un peu, mais dès qu’on en sort tu sais, dès qu’on retourne dans la vraie vie chez les vrais gens ton nom ne dit rien à personne. "
"J’aurais tout donné pour reprendre les choses au bon endroit et épargner à mes enfants la souffrance que je leur infligeais en ayant été infoutu de garder leur mère auprès de moi, ou plutôt de me garder auprès d’elle"
"Sans même y réfléchir, nos pas nous ont menés vers notre clairière. J’ai essayé de ne pas penser à ce qu’elle venait de m’avouer, l’amour qu’elle me portait à l’époque. J’ai essayé de ne pas laisser s’emballer mon cœur stupide. Sous les arbres immenses, des châtaigniers pour la plupart, les fougères commençaient à dérouler leurs crosses. Le soleil les peignait d’un vert très tendre."
"Pendant des années j’avais essayé de me tenir au courant pour lui faire plaisir, histoire de nourrir nos coups de fil trimestriels, et le repas que nous prenions ensemble une fois par an. Mais depuis qu’Armstrong et Ulrich avaient pris leur retraite j’avais complètement décroché. Ils étaient loin les étés brûlants, assis sur le canapé à suivre les étapes de montagne, Hinault, Lemond, Fignon, Delgado, Indurain, Chiappuchi, Virenque, Pantani et les autres. Les montées insensées au milieu des spectateurs massés frôlant les roues, courant après les coureurs maillot ouvert, les aspergeant d’eau et leur beuglant leurs encouragements à l’oreille, bob vissé sur le crâne. Mon père et mon frère ne juraient que par Hinault, ma mère admirait Fignon-parce-qu’il-avait-l’air-intelligent-avec-ses-lunettes, le débat faisait rage dans la France entière. Chacun était sommé de prendre position. Et tout le monde le faisait. Tout le monde sauf moi, qui étais déjà un traître à la patrie et n’aimais que Greg Lemond, sa classe, sa décontraction tout américaine, et son sourire. Et quand vint le règne des Espagnols, Delgado puis Indurain, nous étions tous d’accord pour soutenir les purs grimpeurs, les attaquants au grand cœur, les seigneurs de l’Alpe-d’Huez, ceux qui prenaient tous les risques et se ramassaient au contre-la-montre. "
"Elle a acquiescé et je me suis levé pour la rejoindre sur le lit. Ce fut un moment étrange. Il ne nous arrivait jamais d’être physiquement en contact, excepté la bise rituelle que nous échangions en guise de bonjour ou d’au revoir et durant laquelle les lèvres n’effleuraient qu’à peine la peau des joues. J’ai posé ma main sur la sienne. Je respirais mal. D’où venait que ce geste entre une mère et son fils puisse être à ce point étrange, inédit, incongru ? D’où venait qu’après tant d’années une mère et son fils se connaissaient si mal, se parlaient si peu, se témoignaient si peu de tendresse ? D’elle ou de moi ? "
"Je suis ressorti de l’eau gelé mais remis à neuf : je ne boitais plus, j’avais l’esprit clair et dégagé, en quelques minutes la mer avait tout effacé, les rues de mon enfance et la maison de mes parents, mes anciens camarades de classe et Sophie. J’ai regardé autour de moi et j’ai soudain eu la certitude d’être rentré chez moi, dans ce pays finistère, où nous étions quelques-uns à nous réfugier et à tenter de nous maintenir en vie en nous offrant aux éléments, au ciel aux vagues et au granit, aux mouvements des nuages et des marées, à mener une vie vouée aux falaises et aux miroitements de l’eau, aux étendues sableuses, une vie fondue au paysage, à n’être plus que surface sensible, accueil, perception. J’avais envie de retrouver Sarah. Nous étions mardi et elle ne travaillait pas, je le savais parfaitement. J’avais envie de la serrer dans mes bras et il me semblait qu’en me voyant apparaître, en me laissant lui parler tout pourrait recommencer. Je me sentais capable de la convaincre que j’allais tout réparer. Je me sentais prêt à lui faire la promesse d’un nouveau départ, d’une peau neuve, et de la tenir. Quelque chose dans ces jours passés à V. m’avait remis les idées en place. Quelque chose se dessinait. J’avais le sentiment de mieux discerner les contours de ma vie, ses lignes de force, ses tenants et ses aboutissants."
"— Une femme que t’as aimée de tout ton cœur. Putain. Comment tu peux d’un coup la détester ? C’est pas possible. Moi je crois que quand on aime quelqu’un, on l’aime pour toujours.
De nouveau j’ai acquiescé mais cette fois il avait raison. J’avais vu trop de couples se séparer et se muer soudain en hyènes l’un pour l’autre. Invariablement la femme qu’on adorait la veille encore devenait une « folle hystérique », et l’homme pour qui on se serait tuée un type inconséquent, égoïste et puéril. Comment pouvait-on en arriver là ?"
"Autour de nous s’ébrouaient des jeunes gens qui me faisaient me sentir vieux, quand est-ce que cette sensation avait pris le dessus au juste ? je n’aurais su le dire. Avant même notre séparation pour être honnête. Un peu après nos trente-cinq ans. À trente-six ou trente-sept, je ne sais plus exactement. Soudain nous avions réalisé que nous étions passés de l’autre côté depuis longtemps. Soudain je m’étais senti usé, non seulement physiquement – et de ce côté ce n’était pas uniquement une sensation : entre mon dos, mes chevilles, mes dents, ma digestion, mes migraines, ma vue qui faiblissait, les jours entiers que je mettais à me remettre de la moindre gueule de bois et les trente kilos de trop qu’accusait la balance, il fallait bien admettre que je ne tenais plus vraiment la forme, malgré les heures à nager dans l’eau froide de Pâques à la Toussaint, malgré les virées en kayak – mais psychologiquement aussi. Je m’étais mis à envier ces gamins, ces jeunes femmes, ces jeunes parents, même, et jetant un œil dans le rétroviseur je voyais bien que quelque chose s’était enfui, que quelque chose s’était perdu. Je le ressentais jusque dans ma manière d’écrire qui s’était amollie elle aussi : j’enrobais désormais mes phrases d’une poésie inutile, ne traquais plus la graisse comme autrefois, et sous couvert de faire enfin entrer la lumière dans mes récits, n’en finissais plus d’arrondir les angles."
"Déjà la nostalgie me prenait de ce temps premier de la petite enfance, ce temps enfui pour toujours, de tendresse éperdue, d’amour inconditionnel, de proximité animale qui me semblait le ciment de tout, me faisait entrevoir que rien jamais ne pourrait m’écarter de mes enfants, quoi qu’ils pensent, quoi qu’ils fassent. Que cette croyance soit à ce point ancrée en moi en ce qui concernait mes enfants, alors qu’il m’était si difficile d’envisager qu’il puisse en aller de même pour mes parents vis-à-vis de moi me paraissait un mystère insoluble. Cette nuit-là je n’ai pas réussi à trouver le sommeil. Je me suis installé dans le fauteuil face aux baies vitrées et j’ai surveillé la progression du jour, les changements à peine perceptibles qui s’opéraient dans la lumière, les teintes, les contrastes, les sons qu’étouffaient les vitres."
"J’ai descendu les escaliers sans avoir la moindre idée de ce que j’allais bien pouvoir dire à Alain. Il venait la chercher et, au fond de moi, c’était exactement ce que je voulais, qu’il la ramène avec lui et que leur vie reprenne comme avant, leur vie tranquille simplement rayée d’une petite fissure, un petit coup de cœur passager qui avait entraîné Sophie jusqu’ici, avant qu’elle ne rentre chez elle et ne retrouve le cours ordinaire des choses. Une histoire somme toute banale, comme il en arrivait dans tous les couples ou presque. "
"Ma mère prenait chaque objet, chaque document dans sa main, le contemplait longuement, semblait laisser affluer des souvenirs, les inhaler presque, comme si chaque photo, chaque papier, chaque objet, chaque vêtement, émettait une sorte d’effluve, de vapeur. La plupart du temps elle n’en disait rien, ou si peu, et finissait par décider ou non de garder la chose, selon une logique dont j’aurais été bien incapable de déterminer les principes directeurs. Tout cela me faisait un drôle d’effet, remuait de vieux souvenirs que j’avais depuis longtemps enterrés et détestais voir réapparaître. Tout ce temps j’ai eu l’impression que maman faisait ses adieux. Pas seulement à cette maison. Mais à sa vie elle-même. Comme si ce qui l’attendait à la résidence n’en faisait déjà plus partie, comme si les choses allaient s’arrêter là et que la suite ne serait qu’une vague zone d’attente, des limbes où son âme allait flotter quelque temps avant de gagner l’au-delà pour de bon. Ma mère faisait le bilan. Quelque chose lui disait que c’était fini, qu’il était temps."
"J’ai pris sa main. C’était une main de vieille femme. Tachée, lézardée de veines hésitant entre le vert et le bleu. Je me suis approché d’elle et à l’oreille je lui ai murmuré que j’avais vu Guillaume, qu’il reposait à l’ombre d’un grand pin, encerclé d’un tapis d’aiguilles dorées, je lui ai dit que le voir m’avait fait du bien, que savoir qu’il avait existé m’avait fait du bien, je lui ai dit que je comprenais qu’ils m’aient toujours caché ça, à la fois pour m’épargner et pour eux, pour tenter d’oublier, qu’ils avaient eu tort mais que je comprenais, j’ai dit qu’elle n’avait jamais su me dire qu’elle m’aimait mais que moi non plus, et que voilà je lui disais, même si rien ne m’assurait qu’elle entendait, voilà maman je t’aime et je te remercie pour tout.
Je sais ce qu’ont dit les docteurs.
Que c’était tout bonnement impossible.
Mais sa main qui a soudain pressé la mienne, je l’ai sentie. Je jure que je l’ai sentie."